Le CEA et ses barbouzes me foutent les jetons, j’ai peur que ce fleuron de l’industrie française du 20ᵉ siècle, arme gaulliste et presque sacré de la France triomphante, ne me dévore avec ses enfants fonctionnaires. Imaginez un peu ses centaines de bureaux gigantesques, ses couloirs interminables, ses hommes et ses femmes, ingénieurs, juristes, avocats, face à quelques illuminées de la littérature.
Je suis un artiste. Un naïf. Un enthousiaste. En face de moi se dresse l’un des molochs les plus puissants du pays, soutenu par l’armée et protégé par les services secrets.
Alors je tente de me protéger comme je peux.
Je vais à la Chambre de commerce dijonnaise pour assister à des conférences, rencontrer des chefs d’entreprises, des avocats. Je passe des dizaines de coups de fil à des banques, des experts-comptables, des incubateurs. Que faire ? Créer une startup qui me permettrait de me protéger ? Une association ? Partir en voyage ? Retourner à l’écriture ?
Je refuse de me faire voler mes idées par ces scientifiques aux sourires narquois. Je me méfie de leurs costards, de leurs gestes bienveillants, de leurs encouragements futiles.
J’ai besoin d’être rassuré.
Je me rends encore une fois à la Chambre de commerce dijonnaise demander de l’aide. Comment faire pour que mes idées ne finissent pas dans les méandres des cerveaux du CEA ? Mon instinct de survie m’alerte du danger. Et si jamais le CEA profitait de mes expertises pour se lancer dans l’aventure, me copier, m’abandonnant sur la route comme une vulgaire béquille sans intérêt ?
Un matin de décembre maussade lors d’une conférence sur la création d’entreprise à la CCI, je discute sur un avocat, Pierre Olivier André
On me conseille de faire une SAS. Je ne comprends rien, je suis perdu, apeuré par mon manque d’expérience. Je n’ai pas fait d’étude de commerce ou de droit et ma maîtrise de philosophie à la Sorbonne ne m’est d’aucun secours pour ingurgiter les informations qui défilent. Je me pointe à la maison des associations et écoute les paroles d’une jeune femme :
— Prenez ce numéro. Il s’appelle Joël. Ce type qui murmure à l’oreille des chefs d’entreprises…
Encore un Joël. J’appelle le mec dans la foulée.
— Bonjour monsieur, je suis écrivain et scénariste, et je voudrais créer une entreprise, est-il possible de se voir ?
— Mais bien sûr !
Quelques jours plus tard, je le rencontre dans un grand hôtel de luxe dijonnais. Le mec présente bien. Cheveux courts, regard déterminé, voix grave. Un côté militaire ou sportif de haut niveau. Joël avait été l’entraîneur de l’équipe de basket professionnel et savait motiver les troupes :
— Alors expliquez-moi ce qui vous amène…
— Voilà, j’ai rencontré le patron le CEA de Saclay. On va travailler ensemble sur la création d’une intelligence artificielle au service des écrivains.
— Oui…
Le type me regarde, ses yeux plantés dans les miens, imposant.
— Seulement, j’ai peur qu’il ne me pique l’idée alors j’aimerais me protéger.
J’ai l’impression d’être compris, l’empathie du type est colossale. J’ai du mal à soutenir son regard.
— Oui, c’est normal.
La voix du type reste calme et caverneuse. Le mot « normal » n’était pas celui d’un mec normal. Le mot « normal » résonne avec celui de « vous allez changer le monde et je vais vous aider », ou alors « je suis là pour vous protéger ». Je déconne pas ! Le charisme du type est tout simplement incroyable. Ses gestes. Ses sourires à peine perceptibles. Il dégage une confiance en soi absolue…
Première réunion… 200 euros.
Le type me conseille de le revoir deux jours plus tard pour faire le point…
Deuxième réunion… 150 euros.
Je suis tombé sur un escroc, pas de doute, un hypnotiseur du MEDEF qui aide les chefs d’entreprises en détresse psychologique.
Je rentre chez moi et ma femme me prévient :
— Tu arrêtes les conneries immédiatement ou je me casse…