L’hiver tombe sur Dijon, le froid humide des régions de l’Est, manteau de givre et vent glacé. Voilà la cité de mon enfance, voilà le territoire de mes plus anciens cauchemars. Devant vous, le Palais des Ducs, les vieux portraits de Charles le Téméraire et Jean Sans Peur, chevalier du Moyen Âge dont les terres s’étendent au 15ᵉ siècle jusqu’en Hollande et la mer du Nord. Cette famille bourguignonne avait combattu les rois de France en s’alliant aux anglais avant de se briser contre l’armure de cette pucelle mystique, Jeanne d’Arc brisant les rêves grandioses de nos grands-Ducs Dijonnais.
Au lieu de devenir une capitale, Dijon s’était enfermé dans son fief, bientôt dévasté par les guerres de Trente ans et les multiples guerres contre les Allemands. Tout ça à cause de Reims et des rois de France. La vie est ainsi faite : Reims, Dijon, je suis écartelé par l’histoire tragique de mon pays.
Dijon sommeille maintenant dans la torpeur provinciale, coincée entre la capitale des Gaules, Lyon, et Paris.
Je reçois un coup de fil d’Éric Garandeau :
— David, c’est bon. J’ai vu le patron du CEA, et aussi ton pote Mikaletti. Ils sont super intéressés par le projet et veulent nous voir à Paris la semaine prochaine.
Miracle des services secrets, de leurs réseaux tentaculaires ! L’aventure prend une dimension nouvelle.
Je vais rencontrer les pontes de la recherche française : le CEA Innovation situé sur le plateau de Saclay, à côté de l’Ecole Polytechnique et de Centrale Supélec, de l’École Centrale, de l’institut des mines Telecom, d’une myriade de laboratoires de recherches. Voilà les hommes et les femmes de la Silicon Valley, jumeaux de Cambridge et de Stanford. Paris-Saclay, ce nom résonne comme les paroles magiques des nouvelles technologies, loin de Reims et du festival des ploucs, loin des maisons d’éditions vieillissantes et de la culture française aussi poussiéreuse qu’un vieux grimoire.
Le centre d’énergie atomique, dans lequel les meilleurs ordinateurs doivent sommeiller en attendant mon appel… Je me prends à rêver. L’intelligence artificielle est la fission nucléaire de notre époque, c’est là que se trouve l’énergie nouvelle. Le CEA doit évidemment se préparer à cette transformation. Ils doivent être à la pointe, c’est certain !
Je me prépare pendant des jours, avale des dizaines de vidéos sur l’intelligence artificielle, relis les livres de Yan le Cun, de Harari, Abitboul, les articles d’Alan Turing et des revues scientifiques. Je m’entraîne à parler avec ma femme, pendant des heures, je prends des notes, je me concentre, je répète les discours sur la nécessité de faire travailler ensemble les artistes et les scientifiques, vision du 21ème siècle. Les jours passent dans une frénésie complètement dingue. Je ne dors plus que quelques heures, je dessine les plans de la future collaboration sur des dizaines de feuilles blanches.
J’organise l’avenir dans mon cerveau d’artiste. Nous allons réinventer l’avenir de la littérature, des scénarios des séries et des films.
Nous sommes le 21 décembre 2017 et j’entre dans le restaurant à côté des Invalides. Autour de la table, Eric Garandeau, mon frère d’arme, l’homme des services secrets militaires, l’ancien patron du CNC. À sa droite Mikaletti, l’ancien hacker de la DGSE, sa gueule de corso vietnamien coupé à la hache, autiste en chef de la sécurité du CEA. En face de moi Philippe Watteau, le patron du CEA de Saclay innovation, lui aussi d’origine vietnamienne, Julien Chiaroni, un autre corse qui a travaillé sur le rapport du ministre Villani sur l’intelligence artificielle.
Je serre les mains, je claque des bises, je m’assois et le spectacle commence.
L’intelligence artificielle est au cœur des débats. On la caresse, on la maltraite, on l’admire et on l’embrasse. Elle est notre jouet de la soirée, notre cadeau de Noël, notre dynamite. Je fais semblant de comprendre. J’hoche la tête avec des airs entendus. La première bouteille de vin est sifflée en un quart d’heure. Les premiers rires fusent autour de la table. On va réinventer l’écriture, la moderniser, utiliser les machines pour tordre la narration, la décortiquer, créer des scénarios aussi fous que les premières légendes. Des nouveaux héros vont apparaître devant nos yeux, la mythologie va renaître de ses cendres dans les circuits des ordinateurs. L’intelligence artificielle sera notre Reine, notre déesse, notre amante magnifique. Car nous devons garder le secret. Mika nous prévient rapidement des dangers. Les Américains et les chinois sont à l’affût. Nous devons rester discrets, attentifs, méfiants, paranoïaques. Nous échangerons nos idées grâce à des médias sécurisés. L’affaire est de la plus haute importance : combien de découvertes scientifiques françaises ont été volées par les Américains et les chinois, sans parler des Allemands, des Russes et des Anglais… Nous travaillons pour la France messieurs !
J’ai en face de moi des patriotes. Nous travaillons pour les contribuables français. Nous leur devons des comptes. Ne pas dilapider nos inventions aux quatre vents !
La deuxième bouteille de vin est déjà vide. Nous avançons dans des territoires inconnus. Nous sommes des aventuriers de la technologie, des explorateurs. Les laboratoires du CEA de Saclay sont idéaux pour faire venir les artistes, les romanciers, les scénaristes.
Je serai le chef de projet artistique. Eureka ! Je vais mener le navire vers de nouveaux continents. Visons les Indes pour découvrir l’Amérique !
Nous sommes déjà au dessert et les digestifs sont posés sur la table. Arrive les discussions autour des finances :
— Comment ça se passe pour les salaires ? Je demande un peu naïf.
Les regards se détournent soudain vers les téléphones portables. Tout le monde se rappelle soudain avoir négligé un message…
— Je suis prêt à déménager avec ma femme et mes deux filles à Saclay ! Mais je voudrais savoir comment je vais être payé…
Mika évacue la question avec un sourire :
— David, tout va bien, pas la peine de venir habiter à Saclay. C’est inutile…
Soudain je me sens abandonné en rase campagne, en plein désert. Ces types-là me proposent d’être un chef de projet sans me parler d’argent… Il y a un problème ! Mes alarmes s’allument de tous les côtés en hurlant. Faut pas me prendre pour un con, j’ai été entraîné à la vie par des escrocs et des producteurs de cinéma, j’ai appris à me méfier…