La fin de l’automne approche. Le froid et le brouillard tombent sur Dijon, cette ville de province perdue entre Lyon et Paris, petite bourgeoise coincée entre les montagnes du Morvan et les plaines Bourguignonne. Dijon, ancienne capitale des Ducs qui ne tire sa gloire que de ses alcooliques et ses commerçants de vin qui vendent leurs produits miracles jusqu’aux confins de la Chine.
Comment trouver des spécialistes de l’intelligence artificielle dans ces régions agricoles, au milieu de ces champs de blé et ces industries d’un autre siècle ?
Les livres n’ont jamais suffi. Je pouvais bien dévorer les romans historiques Sapiens ou Homo Deus de Yuval Noah Harrari, ce génie israélien qui décrivait la longue odyssée humaine en direction des algorithmes, ou alors ceux de Laurent Alexandre sur la guerre des intelligences, ceux d’Éric Sadin, ce pessimiste flamboyant qui nous alerte sur les risques inhumains de l’intelligence artificielle…
Je suis à Dijon, dans ma maison non loin des vignobles décharnés, à des années lumières de la Californie et des plaines de Palo Alto ou de l’université de Stanford.
Vous êtes plongé dans le coma de la France d’en bas, celle des agriculteurs dépressifs et des représentants de commerce aussi flamboyant que dans les premiers romans de Houellebecq.
Marie, ma compagne, me soutient à fond dans le projet, elle me dit de chercher autour de moi, de tester mes idées délirantes avec des professeurs ou des ingénieurs :
— Il faut que tu te frottes aux universitaires.
Elle a raison, je dois rencontrer des spécialistes en chair et en os. Je commence à me renseigner sur Internet, seul outil du vingt et unième siècle disponible dans les environs…
Je tape sur Google « prof Dijon intelligence artificielle », découvre qu’il existe un module de Science et technologie à l’université de Bourgogne.
J’envoie un mail, expliquer mon projet. J’y vais en douceur.
« Je suis écrivain et voudrais des renseignements sur l’intelligence artificielle. »
Je ne reçois évidemment aucune réponse.
Mais j’insiste. J’appelle la secrétaire de la faculté de sciences
— Bonjour, je voudrais parler à monsieur Joël Savelli.
Le mec donne des cours sur l’intelligence artificielle.
— Envoyer lui un mail et il vous répondra en fonction de ses disponibilités.
Peine perdue. Je savais cette tactique inutile. Ces tocards n’en avaient rien à foutre !
Il fallait encore insister…
Téléphoner en se faisant passer pour un journaliste :
— Envoyer un mail et ils vous répondront…
Toujours rien.
Je décide de me faire passer pour un étudiant, prenant une voix de jeune gamin pour amadouer les singes.
— Envoyer un mail et ils…
Je décide alors de me rendre directement dans leur fief, me baladant dans les couloirs inhospitaliers de ces bâtiments figés dans les années 70. J’ai toujours détesté l’université, cette mégère de 60 ans qui s’enferme dans les bibliothèques pour apprendre le monde. Cette aristocrate déchue déconnectée de la vie, du chaos, du dérèglement des sens, de la folie nécessaire à la création.
À peine arrivée dans le campus, je reçois un coup de téléphone d’un professeur spécialisé en intelligence artificielle. Ce fameux Joël Savelli :
— Rencontrons-nous demain dans un bistrot pour parler de tout ça…
Je m’étais trompé, ma bouteille à la mer avait atteint ses rives du nouveau monde. J’allais rencontrer mon premier mentor.
Je me présentai le lendemain au Gré du Vin, impatient de discuter avec un vrai professionnel.
Le mec avait une gueule imposante, crâne rasé et accent Marseillais, il ressemblait à ces barbouzes que j’avais l’habitude de fréquenter pour mes polars, mi-mafieux, mi-flicards, homme de main et vrai salaud.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Je lui balance rapidement toutes mes ambitions… Utiliser l’intelligence artificielle et l’intelligence collective pour améliorer l’écriture de scénarios et de romans. Faire collaborer des ingénieurs et des artistes. Tenter de défricher de nouveaux territoires. Prendre des risques…
Le mec garde son petit sourire provençal, buvant son verre de pinard en m’écoutant le baratiner pendant quelques minutes…
— Mouais… fut sa première réponse.
Un Mouais pas très rafraîchissant.
— Comment ça mouais ?
Il me regarde comme on regarde les gamins de 6 ans qui rêvent de devenir astronautes.
— En réalité, vous ne savez pas vraiment de quoi vous parlez…
Un frisson glacé me parcourt l’échine.
— Comment ça ?
Il prend son temps avant de m’achever. Ce salopard prenait plaisir à détruire mes rêves de révolution littéraire.
— L’intelligence artificielle dont vous parlez n’existe que dans les films de science-fiction… Et puis je ne comprends pas très bien le sens de votre démarche…
Je prends mon courage à deux mains, tente de lui expliquer plus clairement la situation. Mes ambitions sont surtout de faire travailler ensemble des ingénieurs et des artistes pour ouvrir de nouvelles pistes…
Le mec continue de me sourire comme on sourit à un demeuré qui ne comprend rien à la vie :
— Vous savez, les scientifiques font déjà de la recherche, et je ne vois pas en quoi les artistes, qui ne comprennent rien aux mathématiques, pourraient les aider à avancer dans ce domaine…
Je n’avais plus qu’à rentrer chez moi et pleurer devant mon ordinateur…