Chapitre 2 : Reims, 9 octobre 2017
L’aube cristallise mes espoirs. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. L’euphorie m’envahit de plus en plus. Il est 5 heures du matin. Je descends marcher dans les rues, devant la gare déserte, dans les parcs dont les arbres jaunis par l’automne resplendissent le ciel mauve de l’aurore.
Je traverse la ville de Reims pratiquement en état de transe.
Je suis en face de la cathédrale, admirant la beauté de cette œuvre d’art du Moyen Âge, j’erre dans les rues sans pouvoir me calmer, les nerfs à vif. Je retourne à l’hôtel pour prendre mon petit-déjeuner, avec l’ambition de partager avec mes collègues écrivains les trouvailles de la nuit.
Je croise rapidement mon voisin de chambre, Michaël Mention, un mec talentueux mais tellement timide, ce type que j’avais réveillé avec mes hurlements nuptiaux.
— Ça va ? Je lui demande avec un grand sourire.
— Un peu fatigué.
Et le mec me tourne le dos en allant discuter avec deux autres écrivaines de soixante ans. Ça commence mal, mais il faut persévérer. Je veux profiter de ce séjour pour convaincre mes collègues de s’unir dans la révolution technologique. Reprendre possession des outils de production comme dirait Marx…
Dès mon arrivée dans la salle pour dédicacer mes livres, je m’approche discrètement de plusieurs autres auteurs.
— Bonjour les amis, j’ai eu une idée cette nuit, je voulais vous parler de l’intelligence artificielle…
J’y vais un peu trop vite, et trop fort.
— On pourrait s’unir pour travailler avec des ingénieurs…
— Quoi ? Me répond un vieux cacique de la littérature. Travailler avec des scientifiques ? Jamais !
— Non mais attends, les algorithmes font des trucs vraiment bien !
— Les algorithmes ? Monsieur a besoin de prendre ses cachets…
Personne n’a envie d’écouter mes délires. Je ne tiens pas en place, essayant de mettre de l’ordre dans mes idées, sur les promesses de la technologie. Les gens s’écartent de moi comme un pestiféré.
Deux jeunes femmes d’une trentaine d’années me prennent en pitié en faisant mine de m’écouter, avec la tendresse de celles qui tentent de ramener un fou dans le droit chemin. Le simple fait d’évoquer l’alliance avec des scientifiques provoque au minimum l’incompréhension, au mieux le mépris.
Je gesticule toute la journée en essayant de les convaincre de me suivre. En vain.
À ma table, devant ma pile de romans que je dédicace, je perds peu à peu ma motivation, me renfermant bientôt dans une espèce de catatonie minable, balbutiant à moi-même les possibilités de la technologie. La fatigue me ronge de plus en plus. La gueule de bois et la nuit blanche commencent leur travail de sape.
Invité à une conférence sur le passage de l’écrit à l’image, une réflexion sur les adaptations cinématographiques des romans, j’explique que l’important est le travail collectif avec les scientifiques. On me demande de rester concentré sur le sujet…
Mais je n’y arrive pas. Je bifurque dans toutes les directions, incapable de bien gérer mon débit de parole :
— Le roman est apparu au 16ᵉ siècle avec l’écrivain solitaire, inspiré par la muse. Le 20ᵉ siècle a vu l’arrivée des écritures collectives, les armées de scénaristes enfermés dans les salles à Los Angeles, supervisée par les producteurs et les réalisateurs. Ce qui donna naissance aux plus belles séries HBO ou Netflix. Voici venu le temps des narrations nouvelles, de l’alliance entre l’artiste et le scientifique, l’écrivain et l’ingénieur en intelligence artificielle.
— C’est ça ouais ; tu ne voudrais pas plutôt la fermer !
Un jeune connard tente de me déstabiliser avec ses insultes. Mais je garde mon calme.
— Non mais attends, tu veux mettre au chômage les romanciers ? C’est ça que tu veux ?
— Non, pas du tout. Ce qui importe, c’est la qualité de l’œuvre ! Pas celui qui l’a écrite. Je me fous de l’auteur !
— En gros, tu fais confiance aux algorithmes !
— Je vois pas le problème…
— T’es pas humaniste !
La vieille rengaine. Comme au Moyen Âge où il était facile de brûler des types parce qu’ils n’étaient pas chrétiens, notre époque emploie maintenant les mêmes arguments faciles… Humaniste. Je décide de jouer la provocation intégrale !
— Non, je suis pas humaniste ! Mais alors pas du tout ! J’en ai rien à foutre de ce type capable de détruire la planète, de massacrer la moitié des espèces animales, de balancer les juifs dans les camps de concentration, de déclencher des guerres mondiales tuant en quelques années plus de 60 millions de personnes… Vaudrait peut-être mieux faire confiance à des algorithmes pour sauver la planète et gérer 8 milliards d’individus. Notre cerveau est resté celui d’un chef de tribu, un potentat stupide et incapable de comprendre ce qui se trame sous ses yeux.
La discussion dérive maintenant vers des profondeurs métaphysiques. Je deviens dataïste malgré moi….
Je quitte le festival après m’être ridiculisé pendant deux jours devant mes collègues écrivains, ne récoltant que du mépris.
Il faut toujours rester dans l’ombre, éviter le ridicule et les provocations faciles, ne pas montrer mes cartes trop tôt, ne pas errer dans les places du village comme le fou Nietzschéen qui annonce que Dieu est mort aux bigots du christianisme. Je dois trouver des alliés, des illuminés qui se frottent tous les jours aux avancées de la science et de la technologie.
J’appelle Eric Garandeau, un ami de longue date, un pianiste, un futur écrivain, un mandarin directement sorti de la Renaissance, un homme contradictoire, un créatif qui tente à l’époque de convaincre l’armée de construire une intelligence campus : cluster réunissant sur une ancienne base militaire des startups, des universités et les geeks du renseignement. Il travaille pour la DRM, les services secrets militaires. Nous avions déjà parlé de l’intelligence artificielle et de cet esprit de la Silicon Valley que nous admirions, synthèse d’artistes, de scientifiques et de chefs d’entreprise. Eric Garandeau est une sorte de mouton noir en avance sur son temps, un génie californien perdu dans l’administration française. Peut-être qu’il était capable de me comprendre, au moins de m’écouter…
— Allo Eric ?
— Salut David ! Ça va ?
— Pas mal. Je rentre d’un festival du polar à Reims et j’ai eu une idée.
— Dis-moi.
— Réunir des écrivains et des ingénieurs en intelligence artificielle. Tenter le projet Manhattan de la culture française, construire une bombe culturelle. Faire bosser ensemble des scientifiques et des artistes pour tenter la révolution…
Je lui fais défiler mes idées en vrac, celles que j’avais écrit cette nuit de folie, un mélange d’intuition et de pistes plus dingues les unes que les autres.
— Banco ! me dit-il sans comprendre tout à fait les objectifs. Je te suis !
Eric était déjà reparti vers ses millions de projets qui lui tenaient à cœur : un roman sur le festival de Cannes (il était l’ancien vice-président) qui racontait comment le vice-président, un fonctionnaire original et perché, était tombé amoureux d’une fille de dictateur et avait ensuite corrompu le jury pour obtenir la palme d’or (il a beaucoup d’humour et ne se prend pas au sérieux). Un orchestre sans chef d’orchestre, un cluster intelligence campus réunissant comme je le disais plus haut des startups, des universitaires et des geeks du renseignement, un fonds d’investissement français qui aiderait les startups françaises à ne pas se faire bouffer par les américains… etc… etc…
L’aventure peut enfin commencer. Il suffit quelquefois d’un seul allié pour se jeter à l’eau et prendre confiance.