Tout a commencé il y a cinq ans lorsque je me suis brisé le coude. Impossible d’écrire pendant deux mois. Pas le choix, j’ai dû acheter un outil de reconnaissance vocale, Dragon, qui m’a vraiment aiguillé sur les possibilités de la technologie.
L’intelligence artificielle y était bien présente, mais je sentais qu’on était encore loin d’exploiter tout son potentiel.
Quelques mois plus tard, j’ai rencontré Louis Manhes, un ingénieur de 24 ans. Ce type m’a ouvert les yeux. Les algorithmes peuvent nous révéler pas mal de mystères sur la création des personnages, la construction du style ou la structuration du récit. Elle va radicalement changer notre rapport à la création, aussi puissamment que l’invention de l’imprimerie ou la machine à écrire.
Louis a 25 ans, j’en ai 45, nous ne faisons pas partie de la même génération ni du même monde. Il est scientifique, je suis écrivain. Et pourtant nous avons tous les deux l’ambition de révolutionner la manière d’écrire les romans grâce à l’intelligence artificielle.
Chapitre 1 : Tout à commencé le 8 octobre 2017
Je viens d’arriver à Reims pour un festival du polar, invité deux jours pour m’arrimer à une table et faire des dédicaces. Faire la promo d’un roman sur les services secrets, Tête de Dragon, publié chez Albin Michel, l’histoire d’un infiltré de la DGSI, un voyou parachuté dans une mafia chinoise pour démanteler un trafic d’œuvres d’arts.
Je débarque à la gare vers 18 heures complètement vanné. J’ai le coude brisé, ça fait mal, l’articulation en miettes, ça m’empêche de dormir. Je suis tombé dans les escaliers d’un restau il y a deux semaines et me suis ramassé sur le dos. Le coude a morflé. J’ai un plâtre qui me prend de l’épaule jusqu’aux doigts de la main gauche.
Je pose mes affaires dans la chambre d’hôtel, une accompagnatrice me récupère et me fait une balade en centre-ville. Reims, c’est rempli d’histoire de France et de rois oubliés, ça sent les fantômes et les vieux massacres. Derrière les façades immaculées de la cathédrale, on devine les trahisons et les complots qui ont construit la France.
Je bois l’apéro sur la grande place, j’aperçois les auteurs sortir lentement de la médiathèque. Je vise les tronches de mes collègues : vieux soixante-huitards et jeunes rebelles, instituteurs, profs des collèges, RMIstes, anciens flics, animatrices d’ateliers d’écriture. Certains ont l’air de se connaître. Je me tiens à l’écart. Je les aime bien. Mais je n’arrive pas à leur parler. La fatigue me pèse. Je me sens à l’écart. Mon coude me brûle. Pas d’autre choix que de prendre la tangente et retourner à l’hôtel.
C’est là que tout a débuté. Dans cette chambre Ibis miteuse à côté de la gare. Je suis allongé dans mon lit. Les algorithmes viennent me hanter. Toujours eux, ces démons qui me rongent le cerveau depuis des mois. Pas seulement à cause des scandales du moment ; l’intelligence artificielle va-t-elle nous remplacer ? Détruire l’humanité ? Tous ces débats qui animent les médias et provoquent des craintes aussi stupides que la peur du grand remplacement par les immigrés.
Je suis surtout en train de lire un bouquin fascinant : Aux sources de l’Utopie Numérique de Fred Turner. Un livre qui explique comment la Silicon Valley est l’alliance des militaires et des hippies, des rockers et des fonds d’investissements soutenus par la CIA. Une mosaïque de tarés, de tueurs, d’ingénieurs et d’artistes, un patchwork d’illuminés qui ont donné naissance aux Steve Jobs et Elon Musk.
Je me retourne de tous les côtés, mon coude me brûle, les visages de mes collègues écrivains tournent dans mon esprit. Je me mets à écrire tout ce qui me passe par la tête.
Les polars commencent souvent par un meurtre suivi du déroulement de l’enquête. On fait preuve de méthode. On analyse des indices. On interroge. On raisonne. C’est le triomphe de la Raison. Ce n’est pas un hasard si les enquêtes policières ont commencé au 19ᵉ. Faut relire Edgar Allan Poe ou Conan Doyle. Pas question de tomber dans la superstition. On déchire le voile des croyances et des religions. Les monstres sont humains. On autopsie et on étudie. L’enquêteur récupère les empreintes. Il énonce des théories. Avance des hypothèses et c’est toujours la vérité qui doit éclater au grand jour. Une réalité mathématique. Logique. Implacable. Des logiciels pour les flics et les espions voient le jour. Anacrim. Palantir. Tout le monde profite des algorithmes intelligents. Les avocats. Les experts-comptables, les médecins, les traders…
Mais rien pour les écrivains. C’est bizarre. L’ordinateur a remplacé la machine à écrire, mais pourtant aucun outil pour les écrivains n’utilise encore la puissance de l’intelligence artificielle.
Je me mets à parler de plus en plus fort devant mon ordinateur, à hurler ces réflexions à l’aide de mon logiciel Dragon qui me sert de béquille. C’est une application qui retranscrit votre parole sur l’écran de votre ordinateur, les mots défilant à la vitesse de vos paroles.
Il est 3 heures du matin.
Je suis soudain tiré de mes pensées par mon voisin de l’hôtel. Le mec frappe à ma porte pour me demander de la fermer.
— Excuse mon pote, mais il est tard…
J’avais oublié que je n’étais pas seul, que mes hurlements pouvaient réveiller une bonne partie de l’hôtel. Il fallait maintenant me reposer. Je m’excuse aussitôt et tente de me rendormir. Je ferai le tri dans mes pensées.
En vain. Je remonte en selle sur ma chaise.
Je me souviens bientôt d’une anecdote que m’a raconté un scénariste américain, Ed Burns, le créateur de The Wire avec David Simon. On travaillait sur une série d’espionnage qui se passait dans les années d’après-guerre à Marseille. On regardait les interventions Tedx et l’on parlait de la Silicon Valley :
— Tu sais que Netflix s’est servi de l’intelligence artificielle pour construire la série House of Cards ?
— Non…
On était posé dans une chambre d’hôtel après une soirée d’errance dans Paris. On terminait une bouteille en philosophant sur l’avenir du cinéma.
— Grâce à leur ordinateur, ils ont étudié des millions de commentaires des spectateurs sur les séries. Et c’est l’intelligence artificielle qui a choisi le thème (homme politique corrompu, un menteur, un tueur, un violeur) et l’acteur (Kevin Spacey).